///Murmures d'une cité /




Microcosme
par La Fontanelle
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Entretien avec Martine Montvoisin

par Héloïse Humbert


Héloïse. Dans le film il y a des assemblées où des femmes discutent. Est-ce qu’elles ont été organisées pour le film, ou est-ce que ces assemblées étaient déjà prévues par ailleurs ?

Martine. Les deux [rires]. Dans le cadre du film, on travaillait sur la question des femmes et on avait soutenu un atelier théâtre autour de la condition des femmes. À un moment donné, les femmes ne voulaient plus se présenter au niveau théâtral, parce qu’elles avaient un peu peur du public. Donc on a monté cet évènement, de manière à ce qu’il y ait au moins une lecture publique pour enclencher un débat. Comme on les avait suivies, on a demandé s’il était possible de filmer et de restituer ce projet-là dans le film. Après, il y a d’autres assemblées qui ont été en rapport avec le film, et sur lesquels on avait travaillé avec les partenaires… Il y en a eu une à l’issue de ce qu’avaient fait les enfants sur le film — la séquence sur la petite sorcière — : ce jour-là, on a présenté aux mamans la vision des enfants, qui a fait l’objet d’un débat repris dans le film. La première assemblée c’était à la Maison pour tous Berty Albrecht, et la deuxième dans la cité Vallès. Ou l’inverse... ?


Héloïse. Quelles sont les parties du film qui ont été réalisées à Émile Dubois ?

Martine. Émile Dubois, c’est la Maladrerie, c’est la même chose. Nous, on circule entre Émile Dubois et la Maladrerie : c’est pas très éloigné, certaines femmes habitaient à Émile Dubois et d’autres, à la Maladrerie. Le point central, c’était l’école Joliot Curie, qui permettait de rencontrer les enfants et les mamans. En même temps, on est devenues amis avec l’atelier Approche : comme elles travaillaient sur la condition des femmes dans l’espace publique et qu’elles savaient que je montais ce film-là, on a décidé de faire un partenariat. On a mis en place des ateliers dans ce cadre-là, avec des femmes qui travaillaient sur le film, et d’autres qui ne travaillaient pas sur le film. Ça nous a aussi permis d’avoir un lieu, à la salle du bassin ou à l’aquarium, pour pouvoir discuter avec les femmes. Approches avait également fait un évènement sur l’espace public, avec lequel on était associé — c’est pour ça que le film finit sur Émile Dubois : parce que c’était un travail qu’on menait conjointement avec Approches.


Héloïse. Pourquoi avoir choisi de parler de la place des femmes dans la Cité — au sens de « société » — à partir des récits de femmes qui vivent elles-mêmes dans des cités ?

Martine. On ne voulait pas stigmatiser : c’est pour ça qu’on a une variété de femmes tout à fait différentes — aussi bien des mamans des quartiers que des femmes qui ont un parcours... Je pense à Julie, qui est photographe et qui était, à ce moment-là, arrivée depuis pas très longtemps sur Aubervilliers, ou à Flavie, qui est dans le monde du cinéma et qui a un parcours artistique différent des femmes de quartiers. Ce qui nous intéressait, c’était de croiser tous les types de femmes et de se rendre compte que leurs problématiques pouvaient se poser quelle que soit leur condition et les lieux où elles pouvaient être. On s’était dit : « si on ne parle que quartier, on va avoir une vision très restrictive des choses », donc le croisement de toutes ces personnalités a permis de se rendre compte que les problèmes de femmes ne sont pas uniquement ceux des quartiers.


Héloïse. Certaines femmes interrogées dans le film ne vivent pas dans des « quartiers » ?

Martine. Si : elles vivent dans des quartiers, mais elles sont venues y vivre tardivement. Pourtant, quand Julie explique que dans son milieu intellectuel — ou « bobo », comme elle dit si joliment — où soi-disant, parce que photographes ou journalistes ou autres, ils sont censés avoir une émancipation sur la question hommes-femmes… Quand elle dit qu’elle est bricoleuse et que son mari pas, et qu’elle fait l’objet de moqueries de la part de son entourage... Et en même temps, les femmes des quartiers se sont retrouvées dans son discours. Donc c’est ça qui est intéressant : c’est de montrer que quelle que soit la condition sociale dans laquelle tu es, quel que soit le milieu d’où tu viens, les questions sur l’égalité homme-femme se pose. Et c’est pour ça qu’on voulait mettre « Société » au sens large, et non pas cité : pour pas que ce soit stigmatisé en réduisant la cité à des questions de « femmes de quartiers ». C’est faux.


Héloïse. À un moment, une jeune femme explique qu’elle se transforme quand elle est seule dans la cité, et qu’elle trouve que les femmes y sont déguisées. Est-ce que la cité change l’identité ou les pratiques des femmes qui y vivent ? Peut-être peut-on élargir cette question à la Cité avec un grand C ?

Martine. Alors ça c’est une problématique de quartier, mais on s’aperçoit qu’effectivement, on est toujours obligées de se transformer... Parallèlement — et je ne dis pas « de la même manière » — Chantale, la chanteuse d’opérette, dit qu’elle aussi a été conditionnée, pour d’autres raisons, à une transformation : parce qu’elle était forte et que ça ne passait pas. Quand elle monte sur scène, elle est obligée de se déguiser aussi, pour se cacher. Comme elle est forte, elle cache ses bras, elle cache son ventre, elle cache cela… Chantal se déguise, non pas parce qu’elle est dans le quartier, mais parce que physiquement elle est toujours obligée de se déguiser. On pourrait se dire que dans les quartiers on est obligées de se déguiser, parce que si t’arrives en minijupe, soi-disant « ça passe pas », mais c’est n’est pas que ça : on trouve dans d’autres conditions des mêmes problématiques.


Héloïse. Comment est-ce que tu as choisi les femmes qui allaient témoigner dans le film ?

Martine. Il y avait des femmes qu’on connaissait depuis plus de vingt ans — puisqu’on était arrivés en 99 et qu’on avait fait des ateliers avec leurs enfants… Après, il y avait des femmes avec lesquelles il a fallu travailler sur une confiance, des femmes qui avaient des choses à dire mais qui n'avaient pas envie de paraitre à l’écran… Ça a été les copines de copines : elles ont commencé à nous estimer, à nous faire confiance, et puis on leur a parlé du projet… Il y en a qui ont mis presque deux ans à accepter de parler, qui nous ont écoutées, qui ont vu un peu ce qu’on faisait, pour nous comprendre, petit à petit… On a présenté le film en plusieurs étapes, pour que les femmes nous fassent confiance et qu’elles puissent se révéler. Ça a été à la fois un travail avec les partenaires et avec les femmes que l’on connaissait : par exemple, les femmes de la Maladrerie et d’Émile Dubois que l’on connaissait très bien nous ont aidé à rencontrer les femmes de Berty Albrecht, qui sont venues quand on a fait cette fameuse assemblée que tu vois. Les femmes de la Maladrerie et d’Émile Dubois sont venues nous aider, et ont participé à ce projet-là de manière à sensibiliser d’autres femmes qu’elles connaissaient, pour leur dire de nous faire confiance sur la direction et sur ce qu’on avait à dire sur le film, ensemble. C’était un projet commun. On a eu pas mal de soutien des femmes du quartier, dans cette approche, qui avaient envie qu’on parle de leur condition de femmes, dans les quartiers.


Héloïse. On voit et on entend très peu d’hommes dans le film : est-ce que c’était un choix délibéré, est-ce qu’ils ont eu moins envie de participer… ?

Martine. Au départ on voulait un truc très mixte, et puis ça a été plus compliqué. On a eu beaucoup de questions, beaucoup de choses ont été dites par les femmes. On s’est dit que la participation des hommes n’allait peut-être pas leur permettre de pouvoir s’investir dans le film : elles avaient besoin de dénoncer certaines choses. Du coup, ont participé plutôt des hommes, comme les séniors par exemple — que je connaissais bien aussi, et qui connaissaient les problématiques de quartier, qui ont beaucoup plus de recul parce qu’ils ont soixante-dix ans et qu’ils ont connu différentes situations. Ou Dama, qui a mis en place ce fameux projet de rugby par lequel il a mené un combat pour que les filles soient reconnues… Après, on s’est dit que ce serait un peu trop compliqué à traiter comme sujet, et c’était déjà un film de 52 minutes — c’est long.


Héloïse. Dans le film, une des femmes dit : « on entend ce que les femmes ont à dire, mais on ne les écoute pas ». À qui s’adresse le film ?

Martine. Justement, qui est-ce qui n’écoute pas ? Ce que j’ai trouvé très beau lors d’une restitution à La Maladrerie Émile Dubois, c’est la rencontre entre des femmes qui ne se rencontrent pas : les mamans maghrébines ou maliennes par exemple, ne rencontraient pas des femmes dites plus intellectuelles, ou de milieu social plus aisé... Il y avait des stéréotypes, des préjugés par rapport à certaines femmes, et c’était intéressant que ces différentes communautés de femmes se rencontrent. Si on veut parler de l’égalité hommes-femmes, il serait peut-être important, dans un premier temps, que les femmes entre elles entendent les conditions les unes des autres. En plus, ce film révèle que les conditions des unes et des autres ne sont pas si éloignées... Après, la deuxième approche du film, c’est que les femmes puissent dénoncer les conditions qui sont l’objet de leurs souffrances, quelles qu’elles soient. Que ce soit Chantal, avec son handicap de grosseur qui, toute sa vie, l’a conditionnée… Ce qui était intéressant chez Chantal, c’est que c’était la première fois qu’elle en parlait de sa vie. Elle avait plus de 70 ans, elle n’avait jamais abordé cette question-là : il a fallu qu’il y ait le film pour qu’elle en parle. C’était chouette aussi que les autres femmes puissent parler de leur condition… Il y en a une qui dit : « on est des vaches à lait », par exemple, ou une autre qui parle du mariage arrangé... J’ai trouvé que c’était intéressant qu’elles puissent le dénoncer, et qu’il y ait des choses qui soient entendues : comme cette jeune fille qui explique pourquoi elles sont amenées à jeter les serviettes hygiéniques par la fenêtre. Pour moi, on parle des violences faites aux femmes, des « grandes violences » — il y a quand même ce type de violence dans le film –, mais on ne parle pas de la violence ordinaire, qui induit quand même un mal être. L’objectif c’était aussi faire un état des lieux de tout ce qui se dit — de tout ce qui se vit, plutôt —, de permettre aux femmes de pouvoir le dire, pour que ce soit entendu par tout le monde. Sur le fait que les femmes disent des choses, mais qu’on ne les entende pas, si Élise parle des femmes magrébines et des femmes voilées, je trouve — pareil — que ce n’est pas spécifique aux femmes voilées ou aux femmes magrébines : on ne les entend pas quel que soit le niveau social dans lequel elles sont. Et ce qui était intéressant quand on a redifusé le film aux protagonistes, c’est qu’elles étaient contentes de découvrir que telle femme qui n’est pas de leur condition parle d’un sujet qui en fait, n’est pas si éloigné de la leur : il y a des similitudes dans tous les cas.


Héloïse. Est-ce qu’il y a eu des retours de personnes qui n’avaient pas participé au film ?

Martine. Oui. Alors, il y a eu des retours des hommes, qui… Y’en a certains qui se sont sentis agressés par ce film, ça a été très drôle. Plusieurs ont dit : « oui mais en fait ce film il est dirigé contre les hommes », et des femmes ont répondu : « Ah, c’est fou : tout de suite, quand on ne parle pas de vous, on est dirigées contre vous ».


Héloïse. Et ça, c’était dans quel contexte de projection ?

Martine. Pratiquement à chaque fois, il y a eu des réflexions : les hommes se sont sentis un peu… Alors c’était très drôle, parce qu’il y a des hommes qui se sont sentis dans cet état-là, et il y a d’autres hommes — plutôt les jeunes, j’dirais entre 20 et 30 ans — pour qui c’était pas mal qu’enfin les femmes puisse le dire. C’est vrai que la génération des 30 ans est plus ouverte à la question de l’égalité homme femmes… Quoi que, les hommes de 70 ans, c’était drôle parce que pour eux l’égalité hommes-femmes faisait partie de l’objet de 68. Il se trouve qu’il y a une tranche d’âge qui aujourd’hui n’est pas très claire, qu’il y a eu un espèce de repli après 68 — c’est ce qui s’est dit dans les débats.




Héloïse. Est-ce que les réactions aux projections ont été différentes, selon que ce soit au Café La Blague ou sur le parvis Joliot Curie ?

Martine. Aujourd’hui ce serait très difficile de faire une synthèse de tout ça, parce qu’on devait diffuser à la Courneuve et Aubervilliers toute cette année pour provoquer du débat, et avec le confinement ça a été plutôt limité. Je dirais que les premières projections ont d’abord été faites par rapport aux protagonistes, parce que c’était difficile de lancer le film… Entre les femmes qui nous avaient fait confiance et qui ne s’était pas vues, et par respect pour toutes les personnes qui ont participé, on a d’abord fait des projections qui leur étaient destinées. C’étaient-elles qui faisaient les invitations pour amener leur public à découvrir le film. C’était important, parce que c’est vrai qu’entre ce qu’on dit et comment on se voit après... Et puis à la Blague, pareil, il s’avère qu’il y avait Julie, qui fait partie du film, et puis il y avait Awa, qui s’est occupée ce soir-là de faire la restauration, qui ont fait venir un certain public qu’elles connaissaient aussi, pour avoir un débat ouvert. C’était intéressant parce que là par contre il y a eu beaucoup plus de mixité sur La Blague. Après, je dirais qu’à l’Espace Joliot Curie, en extérieur, c’était pas forcément une bonne idée…


Héloïse. La projection, ou le débat qui suit ?

Martine. La projection. Parce que c’était pas… Les conditions n’étaient pas les meilleures.


Héloïse. C’est-à-dire que les gens ne restaient pas ?

Martine. Déjà, il y a eu beaucoup d’enfants, et puis c’était plus un moment festif, juste après le confinement. Je pense que c’était pas le meilleur moment, et c’était pas le meilleur lieu. On est à la sortie du confinement quand Myriam nous demande de venir diffuser le film : je pense qu’on aurait dû diffuser autre chose, peut-être que les petites séquences d’animation auraient suffi, ce jour-là.


Héloïse. Qu’est ce qui t’a surprise pendant la réalisation ?

Martine. C’est des choses assez dures, et en même temps très jolies… Je dis « très joli » parce qu’elles m’ont fait confiance et qu’elles m’ont révélé leur intimité : ça, pour moi, c’était énorme. Je ne m’attendais pas du tout à découvrir certains vécus, qui étaient parfois durs… Et qu’elles le révèlent, qu’elles nous le révèlent et qu’elles comprennent la raison… Ce qu’on allait en faire ensemble… Voilà, je trouvais ça beau. Et en même temps, découvrir cette violence vécue, ça a été des moments très durs. Je ne m’attendais pas à cette grande confiance que les femmes nous ont fait : à ce point-là, moi, je trouvais ça beau.


Héloïse. J’ai trouvé que le film ne jugeait pas la parole des femmes, mais qu’il posait des questions à partir de ces paroles : comment est venue l’idée d’utiliser des petits encarts noirs pour poser des questions, suite aux interventions des femmes ?

Martine. En fait, ce film, c’est un voyage. Dans le montage, on a voulu relier des histoires, relier des chapitres, pour vraiment montrer que quelle que soit ta culture, on se retrouvait toujours avec le même type de questionnements. C’est pour ça aussi qu’on prend la voiture, cette voiture qui fait le voyage : c’est pour montrer que quel que soit l’endroit où tu es, il y a toujours quelqu’un qui se relie à toi, et qui répond…


Héloïse. Est-ce qu’il y a une raison pour le noir et blanc ?

Martine. Oui, elle est esthétique. D’abord, la couleur ne permettait pas de mettre en évidence les séquences en stop motion, ça se noyait. Et en même temps, je trouvais que c’était beaucoup plus noble, le noir et blanc : je trouvais que ça unifiait le film. Je voulais vraiment une unification entre tous les personnages, et je trouvais que le noir et blanc unifiait bien et mettait aussi des séquences de stop motion en valeur, qui pour moi étaient presque des instants de pause par rapport à ce qui pouvait être assez rapide.


Héloïse. Et les séquences de stop motion, elles ont été réalisées où et par qui ?

Martine. Celles sur la sorcière ont été réalisées avec les enfants de St Exupéry, les enfants du centre Berty Albrecht à Aubervilliers et les enfants du centre Youri-Gagarine à la Courneuve. Après, les autres, elles ont été réalisées à la Maladrerie Émile Dubois, à La Maison pour tous Berty-Albrecht, chez moi, quand j’habitais encore Paris... On a ouvert mon appartement à des femmes qui ne voulaient pas qu’on les reconnaisse, et on a monté des ateliers là. Chaque fois c’était long, parce qu’on travaillait sur une question qui les touchait particulièrement : comment écrire une histoire qui révèle… On s’était dit : « il faut pas plus de deux minutes pour que ce soit percutant ». Ensuite, elles travaillaient avec Steven - qui fait partie de Kialucera - qui est plasticien, on travaillait ensemble sur l’art plastique, pour définir leurs personnages, définir les décors… Et puis ensuite, en stop motion, elles ont travaillé avec Rémy et Steven pour mettre en œuvre l’animation. Et puis, il y a eu les jeunes du cinéma Le Studio, pour l’intro.


Héloïse. Est-ce que tu connaissais l’association « Place aux femmes » avant le film ?

Martine. Je les connaissais parce que des femmes de « Place aux femmes » faisaient des ateliers de sculpture dans le cadre de Kialucera. J’ai parlé du film à l’une d’entre elles, et elle m’a invitée à venir pour discuter ensemble sur des questions de femmes, voir si je pouvais filmer certaines choses, et si c’était intéressant pour elles de rentrer dans le film à un moment donné.


Héloïse. La place des femmes au cœur de la cité, c’est un constat, mais aussi un regard sur la lutte des femmes pour occuper la Cité. Une des femmes explique qu’il faut « lutter pour gagner du terrain » : j’aurais aimé savoir ce que tu en penses.

Martine. L’objet du film, c’était surtout de dresser un état des lieux : c’est pour ça qu’il y a pas de jugement — et il n’en était pas question, d’avoir un jugement. C’est ce que j’essayais de t’expliquer : on parle beaucoup des violences faites aux femmes, mais on ne parle pas de la violence ordinaire, de ce que les femmes vivent au quotidien. Moi, ce que j’entendais quand je traversais différents groupes de femmes, c’est que le quotidien, on n’en parlait jamais. Pour moi, il n’était pas question de tirer une conclusion : il était juste question de montrer un état des lieux et de révéler certaines situations. Parce qu’il y a toujours des préjugés des uns vis-à-vis des autres, des non-dits… Et là, on a une véracité, on a une vraie parole. Mais l’objet du film c’est aussi de permettre à tout le monde de se poser des questions, à partir de cet objet vidéo filmé. Pour moi la suite elle est après.


Héloïse. C’est-à-dire ?

Martine. C’est-à-dire que c’est le début : ça peut permettre d’avancer sur cette question-là, et de faire débat. Le confinement ne nous a pas aidé, mais la mairie d’Aubervilliers, la mairie de la Courneuve, les institutions se sont accaparées le film, l’ont regardé et veulent l’utiliser en tant qu’outil. Donc je trouve que là, on a réussi quelque chose, malgré le confinement… Les coordinateurs de quartiers se sont accaparé le film pour, dès que possible, pouvoir ouvrir sur le débat. Maintenant, je ne peux pas en dire plus, on n’a pas été là où on voulait aller. Mais j’espère qu’il pourra poursuivre sa route, parce que c’est important pour les personnes qui y ont participé et qui ont été jusqu’au bout de leur idée...

Entretien avec Claude Fath

par Thomas Hahn



Je suis né à Aubervilliers et la famille de ma mère y vit au moins depuis le moyen-âge. Ils faisaient des navets, des choux, des carottes. 13 variétés de légumes ont été créées à Aubervilliers. Les grandes constructions ont commencé en 1955 sur d’anciens terrains de culture légumière. Donc il n’y avait rien à démolir. Par contre il a fallu déplacer la rue Danielle Casanova qui empiétait sur les travaux. Le Montfort était un terrain où il y avait surtout des chiffonniers et de la culture légumière, donc pas de vie sociale. Beaucoup de gens qui habitaient à Aubervilliers travaillaient aux abattoirs de La Villette.


LA CITE

À Émile Dubois, les premières années, nous étions dans un trou perdu. Il n’y avait ni moyen de transport ni commerçants. Le bus 173 passait par le Bd Edouard Vaillant, donc on était coupés de tout. Heureusement qu’il y avait le 152 sur l’av Jean Jaurès qui nous amenait à la Courneuve ou à la Villette. Il fallait marcher beaucoup pour prendre le bus qui allait au centre. La rue de la Maladrerie continuait jusqu’à l’avenue Jean Jaurès, ils l’ont coupée juste à l’emplacement de la cité. Une maison de deux étages qui empiétait sur la nouvelle cité a été déplacée sur pilotis (1956/7).


On a donné aux cinq allées des noms de résistants de la Commune dont quatre sont morts au Mont Valérien et le cinquième dans le XVe. Nous sommes dans une ville où il y a eu beaucoup de résistants et de morts. C’est un tristre « privilège » d’avoir eu Laval comme maire, qui faisait fusiller tous ses anciens opposants.


La rue Danielle Casanova s’appelait rue du Bateau, ça venait du mot gaulois batailla qui a été transformé, alors que des historiens cherchaient la forme d’un bateau sur les plans, mais il n’y en a jamais eu sur Aubervilliers. Sans faire de recherches, on se plante, c’est

comme pour la rue des Abeilles – il n’y a jamais eu de ruches, c’est un promoteur, le père de Paul Eluard, qui a créé une société, L’Abeille pour un lotissement. Dans la famille, nous avons des documents sur toutes les époques d’avant. On n’avait pas de piscine, ça ne fait pas longtemps qu’on en a une. Avant il fallait prendre le bus pour aller à Pantin. Il y a une tour qui a disparu et remplacée par le bâtiment où il y a la Poste.


On s’est battus pour le plan de réhabilitation global pour Emile Dubois et la Maladrerie au côté des architectes, nous sommes amis depuis qu’ils sont là. Le premier plan était une boucherie, ils voulaient détruire tout le côté où il y a le centre commercial pour faire des bâtiments commerciaux. Le plan prévoyait des rues partout, c’était une destruction programmée, on s’est battus contre la ville pendant une dizaine d’années. À Émile Dubois, il faudrait améliorer les espaces verts à l’intérieur de la cité.



L’HABITAT

Après la libération, il y avait beaucoup de maisons qui n’avaient pas d’eau à l’étage et pas de cuisine. Nous étions une famille moyenne vivant dans un deux-pièces avec trois enfants. Émile Dubois, c’était neuf, c’était spacieux pour l’époque et mieux réparti, avec le chauffage par le sol. Une grande cité avec beaucoup de verdure. Avant les gens vivaient dans des locaux trop petits, certains n’avaient que l’évier de la cuisine pour se laver, ils ont été relogés à Emile Dubois. Je vivais dans un immeuble où il fallait monter le charbon de la cave au 4e étage sans ascenseur. Nous avons découvert la baignoire et tout ça quand nous sommes venus vivre à la Maladrerie.


Les travaux se sont terminés en 1958, et on a commencé à y habiter. Jusqu’en 1966, puis je me suis marié et pendant un an on a été obligés à vivre à Clichuy-sous-bois avant de réussir à revenir à Aubervilliers. On n’aurait jamais dû avoir dans cette cité des familles nombreuses, dans un F3, la densité est trop élevée (la Maladrerie!).


LES ECOLES

Avant que le groupe scolaire ne soit construit, il fallait aller à l’ancienne école du Montfort qui est à l’angle du Bd Edouard Vaillant, une école en bois (photos). Avant, les trois groupes scolaires se tenaient la main, portaient le même nom. Aujourd’hui chaque école est séparée. J’ai voulu faire une réunion sur l’histoire des écoles à mon ancienne Ecole Victor Hugo, ils n’ont pas voulu, alors que l’école à côté avant portait le même nom.

À la cité des 800 il y a eu des fondations qui se sont écroulées parce que l’eau avait mangé le gypse. C’était un terrain bon pour la culture légumière, mais pas forcément pour construire. Quand ils ont construit la maternelle Angela Davis, les architectes avaient oublié ce problème.



VIE SOCIALE

On se connaissait pour la plupart par nos familles, donc on n’avait pas de difficultés à organiser des activités, on se connaissait tous, de toute la cité, c’était familial, il y avait une fraternité. Le centre commercial a été implanté longtemps après, c’est l ‘équipe municipale d’Emile Dubois qui l’a fait construire. La cité des 800 a pris son nom quand il est mort.


Allée Grosperrin il y avait un monsieur qui vendait de la Lavande au marché mais qui habitait au 1er étage dans une allée de la cité. Le rédacteur en chef du journal La Terre vivait allée Charles Grosperrin. Dans la cité il y avait aussi M. Zeldan, éleveur de canaris, c’était un ami, il y avait 400 oiseaux chez lui.


La cité a bouillonné de vie dès les premières années. Au début, il n’y avait aucune activité pour les enfants. Mon frère et moi avons participé à la création de l’organisme national les Vaillants et Vaillantes. Nous emmenions 125 enfants, tous les dimanches, dans des musées, il y avait aussi des sorties végétales et pendant les vacances scolaires on les amenait dans les colonies de vacances de la ville, et au Musée de l’homme, aux Arts et Métiers, pendant les vacances de Noël ou de Paques : jusqu’à dix jours avec les enfants, les parents nous faisaient confiance. Un des enfants c’était Didier Daeninx, il habitait cité Pont-Blanc entre Emile Dubois et les autres quartiers. À côté de la Salle Marcel Cachin, il y avait des locaux prévus pour les associations, comme Les Femmes Françaises et Les Vaillants et Vaillantes et d’autres, les locaux sont encore là.


Émile Dubois habitait juste à côté, rue de l’Abeille, il avait souffert. C’était un homme du peuple, sans arrière-pensées.


VIE CULTURELLE


Il y a eu une maison de la jeunesse construite en préfabriqué là où il y a maintenant un terrain de basketball. On y a souvent eu des gens qui sont venus nous parler, comme Armand Gatti. Ca bouillonnait de culture. Il y avait des organismes comme Les Femmes Françaises qui faisaient des fêtes à l’intérieur de la Salle Marcel Cachin, ou pour la fête des mères sur les espaces libres.


Il y avait un cirque, là où il y a aujourd’hui l’école maternelle . Le Théâtre de la Commune date de 1961, avant il y avait des pièces de théâtre dans la salle des fêtes. Il y avait des fanfares, des cliques… Puis il y a eu la création du théâtre de la Commune,par Jack Ralite et Gabriel Garran.


VIE POLITIQUE


Le PC était très important, les responsables étaient toujours là, ils ont organisé des animations monstres. Une fois, je me suis trouvé avec un groupe de jeunes sur l’avenue Casanova, on a été pris en rafle par la police et ils ont fait appel à toutes les mères de la cité qui sont venues nous chercher au commissariat.


Ma femme et moi, sommes d’anciens Résistants déportés. En 1961 il y avait un dépôt d’armes dans la loge du gardien et mon frère et moi nous le protégions la nuit.

On sentait que les gens avaient l’esprit de démocratie et de liberté.

Si les fascistes de l’OAS avaient voulu marcher sur Paris, ils auraient eu de sacrés problèmes parce que depuis Le Bourget jusqu’à l’entrée de Paris il y avait des barrages et à la RATP ils étaient prêt à utiliser les bus.


Après la guerre 14-18, des Italiens qui sont venus parce qu’il fallait de la main d’oeuvre.

Le gros des Espagnols c’étaient des Républicains. Contrairement à aujourd’hui, on ne faisait pas attention aux nationalités, personne n’était catalogué. Les Algériens étaient employés dans du travail pénible, François Asensi qui habitait aux 800 est devenu député-maire. Jusque 1980, il n’y avait jamais de remous dans la cité, nous avions deux élus, quand il y avait des problèmes, on les voyait directement.


L. et C., ensemble depuis 46 ans

(allée Charles Grosperrin)

par Tecla raunaud Rispal et Zsazsa mercury



Zsazsa. Monsieur M. pourriez-vous nous raconter votre histoire, notamment votre arrivée ici, chez votre grand-mère ?

Lucien. Je suis allé chez ma grand-mère à l’âge de 14 ans, en 65 environ. Elle habitait avec sa fille, dans une des tours de la cité —celle qui est en face du stade —, et donc j’ai emménagé avec mon frère aussi, qui avait deux ans de moins. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de 20ans, donc j’ai vécu 6 ans déjà dans la cité, juste avant de partir à l’armée. À l’époque, on était très sportifs, on avait une grande place à côté du centre commercial, où on jouait au ballon. Mais les dames qui faisaient leurs courses, on arrêtait de jouer, on allait les voir et on les aidait. Ensuite, ma grand-mère a déménagé — parce qu’il lui fallait un appartement plus grand— au 4 avenue Charles Grosperrin : coïncidence, dans le bâtiment ou je suis aujourd’hui. On est arrivés ici le 15 mars 82.


Zsazsa. Je me demandais - en voyant certains films, des archives de l’époque - si, au moment où la cité a été construire et un peu après - elle a été construite en 57, les années 80 c’était quelques années après -, c’était une ascension sociale d’accéder à ce type de logement?


Lucien. Non, pas du tout. Justement, on venait de Nancy, donc on avait un super appart - à Nancy et à Metz.


Catherine. Moi quand je suis arrivée ici je ne me plaisais pas hein, pendant des années, des années, mais la seule chance qu’on ait eu c’est qu’il y ait eu une réhabilitation très vite…


Lucien. Oui, en 84.


Catherine. Ils ont agrandi l’appartement, fait une terrasse extérieure un balcon, ça nous a agrémenté un peu mais… C’était pratique le métro à ma porte et ainsi de suite... Mais je ne me suis jamais trop plu dans ce quartier. Jamais trop…


Zsazsa. À quoi vous ne vous faisiez pas ?


Catherine. À tout. Il y avait quelque chose qui me plaisait pas, mais je saurais pas vous dire vraiment. Je ne me suis jamais sentie bien dans ce quartier…


Zsazsa. Et vous ?


Lucien. Moi si, comme un coq en pâte — c’est comme ça qu’on dit non ? Ah oui, moi oui, je me suis toujours senti bien : la ville me plaisait.


Catherine. Et puis tu voyais beaucoup de gens alors que moi… Moi c’était pas pareil.


Lucien. Comme je suis quand même très bavard, j’allais vers les gens, au lieu que les gens viennent vers moi. Et je me sentais très bien. D’ailleurs, je rentrais tard le soir — et moi ça me dérangeait pas — jusqu’à un certain moment où je voyais plus ma fille : donc j’ai dit « faut que j’arrête », et alors ensuite j’ai arrêté.



Tecla. Il y avait une vie de quartier à ce moment-là ?


Je n’ai jamais participé vraiment, mais il y a eu plein de choses. Je suis passée à côté de tout ça… Quand une amie m’en parle, elle me dit : « mais si, tu te souviens pas, il y ’avait des petites fêtes, on faisait des fêtes, on faisait des barbecues, des choses… ».


Zsazsa. En regardant des archives, on perçoit une espèce de douceur de vivre, les gens ont l’air d’être très contents d’arriver ici, qui se sentent valorisés etc.


Lucien. Vous avez raison. J’avais six ans, et c’est vrai que je me suis fait des copains tout de suite… Et « l’ascension sociale », comme vous dites : un bel appartement…


Catherine. Quand on est arrivés les gens faisaient plus attention... C’était familial, et les gens se connaissaient, maintenant plus personne ne se connaît — et ne veut se connaitre d’ailleurs. Je peux vous dire que dans mon entrée même, on vous croise et on vous dit même pas bonjour : ils ferment leur porte d’appartement. Mais avant c’était diférent, je ressentais plus ça comme familial.


Zsazsa. Vu que par rapport à votre épouse vous vous êtes sentis tout de suite très bien ici, est ce que vous pensez que c’était lié au fait que vous rentriez chez vous, dans la mesure ou vous habitiez là avec votre grand-mère ? Est-ce que vous n’étiez pas déjà dans vos marques ?


Lucien. Oui, c’est vrai. J’étais dans mon contexte, j’avais encore des anciens copains, que je revoyais.


Catherine. Ta grand-mère aussi, qui était en vie encore…


Lucien. J’avais 32 ans à l’époque, c’est vrai que j’ai refait une année de foot avec mes anciens copains, je me suis remis dans le bain. Même ma grand-mère, j’allais la voir très souvent, ma femme lui faisait ses courses... Pour moi, de ce côté, j’ai pas eu à me plaindre. Et là, voyez : pour dire que j’en ai marre, c’est que c’est moi le premier qui ai dit à ma femme « on va s’en aller, on va essayer de trouver quelque chose en province n’importe où », si on a de la chance au bord de la mer, quelque part ou on pourra finir notre vie…


Catherine. C’est dommage, parce que moi maintenant que je me plais dans mon appartement, on va être obligés de partir, à cause du contexte.


Lucien. Moi ce qui m’embête c’est ma maladie hein, si j’avais pas ma maladie…


Catherine. Sinon ça ferait très longtemps qu’on e serait plus là. Mais ça m’ennuie, parce que j’ai des amies…


Zsazsa. Quand vous êtes arrivés dans les années 80, vous étiez très investis dans le quartier, et vous avez fait un lien avec la réhabilitation qui a eu lieu… Est-ce que vous avez été partie prenante de cette consultation citoyenne ?


Lucien. Moi j’y ai participé. Par contre, l’OPHLM avait fait un calcul du loyer, et ils s’étaient vraiment plantés en ce qui nous concerne. Parce qu’avec nos revenus, on devait payer 25% du loyer en plus : mais notre loyer a doublé.


Catherine. À l’époque les réunions se passaient… Chez nous en fait. On faisait toutes les réunions chez les particuliers, donc c’était sympa hein !


Zsazsa. Comment ça se passait ? Vous avez des souvenirs ?

Catherine. C’était sympa, on parlait de tout, on a demandé tout ce qu’on souhaitait, ils nous montraient toutes les réalisations qu’ils allaient faire… C’était très très sympa.


Zsazsa. Vous demandiez quoi ?


Catherine. Au début c’était très très particulier, parce que notre entrée a toujours été… Ils m’ont fait une grande salle de bain, alors que les autres ont une petite salle de bains, toilettes à part. C’est une sorte « d’appartement test ». Ils ont fait une entrée test en demandant aux gens ce qu’ils souhaitaient. Moi je voulais une plus grande cuisine, parce que ma cuisine était toute petite : elle a doublé de volume par l’extérieur. Et ce que j’aurais aimé, c’était une grande entrée. Ils devaient tout faire, et en fait c’est mes voisins qui ont eu ce que je voulais — et moi j’ai eu autre chose. Mais bon, c’est pas grave…Normalement tout le monde devait avoir une terrasse, une extension et… Et comme ça avait coûté très cher, ils n’ont pas poursuivi : donc le reste de l’immeuble a été fait plus sommairement.


Técla. Comment étaient choisis les appartement test ?


Catherine. Ils devaient réhabiliter cet immeuble, et ils ont commencé par notre entrée, par tous nos appartements. On a eu tout ce qu’on voulait, et je pense qu’ils ont dépassé le budget parce qu’ils ont transformés certains appartements en très grands appartements. Ils ont dû faire une entrée test, et puis, ça a duré plus longtemps que prévu, les travaux.


Z. Combien de temps ?

Lucien. Au moins un an.


Técla. Vous avez fait une réunion où vous avez été obligés de venir ?


Lucien. Non, on n’était pas obligés de le faire. C’était une proposition. C’est pour ça que je reviens sur le prix du loyer, parce que ça dépendait à l’époque, pour beaucoup de personnes, du prix du loyer. Ils se sont plantés.


Catherine. Il y a des gens qui ne sont pas restés, parce que les loyers ont doublé.


Lucien. Et pourtant, c’était des gens qui gagnaient leur vie. Nous on s’est fait avoir au niveau des impôts locaux, elle nous l’a dit la fille. Ils se sont trompés : pendant 5 ans on a payé 1100 ou 1220 au lieu de 400 ou 500. Là ça va, on paie plus.


Catherine. C’est pas dramatique mais… On a eu à peu près ce qu’on voulait.


Zsazsa. Est ce que vous avez entendu parler du plan de rénovation urbaine,qui est prévu dans le quartier ?


Catherine. Écoutez on entend plein de choses, moi j’assiste pas aux réunions, vaguement, ouais.


Lucien. On parle beaucoup de 2024, de ce qui va se passer juste à coté là… Le Grand Paris. Après on a dit qu’on allait faire la piscine olympique ici…


Catherine. On entend ça depuis très longtemps : on ne sait pas réellement ce qu’il va se passer.

Zsazsa. Vous êtes allés aux réunions citoyennes ? Vous les avez-vues passer ?


Catherine. Non. Non, ou alors ils sont peut-être venus quand on était pas là.


Zsazsa. Enfin « passer », je veux dire est ce que vous avez vu passer l’annonce ?


Catherine. Non.


Lucien. Moi la citoyenne j’y ai participé, il y a 4 ou 5 ans j’y ai participé.Je me battais pour les parkings. Alliance citoyenne, l’association — elle existe encore je pense. Moi je me suis battu pour les parkings, pour qu’on les paie plus, parce que la barrière elle était bloquée pendant trois ans — deux ans et demie. Donc je me suis battu, on a été reçus par le président des HLM, qui a cédé : il nous a accordé douze mois, il nous a remboursé douze mois. Et ensuite ils ont mis des « garde fous » en béton pour pas que les gens viennent de l’extérieur.


Catherine. Parce qu’ici c’était épouvantable : on pouvait pas se garer, les places prises…


Lucien. Et là, aujourd’hui encore le problème n’est pas solutionné puisque les gens font faire un badge, un double, et ils passent quand même. Il y a beaucoup de vols de voitures, et ils trafiquent… vous savez il y a un garage derrière, et il y a beaucoup de jeunes — ou moins jeunes — qui sont mécanos au départ, qui travaillent au noir. Donc les jeunes volent des voitures, et ils viennent démonter des pièces et les remontent sur des voitures.


Catherine. En ce moment, c’est un peu catastrophique…


Zsazsa. Si une partie de la cité Émile Dubois était détruite, ça aurait quelle incidence sur le quartier, quel impact ?


L. Déjà que les gens se côtoient de moins en moins, à mon avis… Il y a quand même des gens qui vont jamais à Carrefour, qui ont leur petit commerce…


C. Parce qu’il y a déjà eu tellement de projets qui… Détruire pour reconstruire ça peut être bien : si ils font ce que j’ai vu, les jolis petits immeubles, ça peut être très très bien, mais je ne sais pas ce qui peut être fait. À la Courneuve ils ont fait de très jolies choses, mais au niveau du loyer c’est quand même cher. Ma fille a eu un appartement comme ça au début : les appartements étaient super quand ils ont écroulé des immeubles aux 4000, ils ont reconstruit ce type d’appartement. C’est très joli, mais c’est hyper cher : je crois que c’est 1100 euros…


Z. Ça veut dire que ça change la population alors, la fameuse gentrification ?

C. C’est peut être le but hein. Ils veulent peut-être changer les populations, hein.


L. Avant, il y a une vingtaine d’années, je discutais facilement avec les jeunes : je leur faisait la morale, et tout. Pas seulement la morale mais je discutais. Aujourd’hui non. Je leur dis « bonjour ça va », je passe.


C. Is vous croisent ils vous disent même pas bonjour.


L. Les gens me respectent quand même: « bonsoir monsieur » et tout, quand il arrive une histoire… Y’a pas si longtemps que ça, je suis allé les voir et puis « non non vous inquiétez pas Monsieur, on respecte votre dame » et tout. Avant je rigolais avec eux. Je jouais même au ballon de temps en temps.


Z. Mais qu’est ce qu’il s’est passé alors ?


L. Le changement de mentalité des jeunes. Pour moi ça va, parce que moi ils me disent encore bonjour, mais beaucoup de jeunes ne respectent plus les femmes âgées, par exemple.


C. J’aimerais bien que ce quartier il revive comme avant, qu’il soit…


L. Ils sont mal élevés. Quand je vois des gosses dehors jusqu’à je sais pas quelle heure…


C. On a tous été enfants, on a tous fait des bêtises, arraché des fleurs, mais là ça prend des proportions…


L. Quand tu vois des gosses qui prennent des cailloux et qui dégomment les chats, faut qu’ils aient de la vacherie dans la peau. Et s’ils font ça, c’est que les parents ne disent rien.


C. Ben tu les vois pas les parents : regardez la cité, vous voyez personne. Il est 11h du matin, vous voyez personne : ils sont chez eux et voilà, ils s’en foutent.


Z. Il n’y a pas de vie de quartier ?


C. Il y a pas de vie de quartier ? Non.


L. Du temps de ma grand-mère c’était… on jouait au foot, dès qu’une dame passait avec son panier, on s’arrêtait.


C. Vous les entendiez parler dans le couloir, on se disait bonjour. Là, vous n’entendez plus rien.


Z. À l’époque la mairie organisait beaucoup de choses, beaucoup d’activités…


C. Oui, il paraît.


L. Quand j’étais jeune j’étais le premier à vouloir aller en colonie.


C. Il y avait beaucoup de choses… Les dames se retrouvaient, faisaient un gâteau, des choses comme ça.





Z. Il y avait l’espace Cachin

C. Oui oui ils faisaient des tas de choses, là. Ils faisaient plus de choses là-bas. Il y avait des balançoires pour les enfants… Et c’est là qu’elles se rencontraient, toutes ces dames.


L. Avant, il y avait un square : on jouait au foot à coté parce qu’on avait pas le droit de monter sur la pelouse.


C. Ah ouais, il y avait plein de choses.


Z. Ca a été remplacé par quoi ce square ?


C. L’école, la petite école maternelle… Tu sais, les années passent on se rend pas compte mais… C’est un petit peu tristounet le quartier maintenant… Je vois les gens de mon âge : on se rencontre, puisque le matin je sors… C’est ces dames-là que je rencontre…


Z. Vous avez entendu parler de l’aquarium ? L’association des femmes ?


C. Non.


T. Est-ce que vous trouvez que la place des femmes a changé dans cette cité depuis que vous habitez ici ?


C. Comme la population a changé ces femmes ne s’intègrent pas, donc je sais pas si leur place a changé ou non.


Z. Qu’est-ce que ce serait pour vous « habiter un lieu » ? Comment êtes-vous arrivés à vous approprier ce logement ?


C. Ça a pris du temps, beaucoup de temps.


L. Ben toi ta réponse est facile, puisque c’est toi qui as tout fait ici — sauf le sol : le carrelage, c’est moi qui l’ai posé.


C. Ben moi j’adore, je me suis approprié ce logement parce que je travaillais énormément et je suis pas beaucoup sortie… On a beaucoup voyagé… C’est par époque nous, qu’on fait les choses. Avant l’an 2000, on a fait plein de voyages, on est partis partout dans le monde. Et après mon mari est tombé malade…


L. Comme les bourgeois, on a beaucoup voyagé… [rires].


C. Avec nos comités d’entreprise, on a connu plein de choses qu’on n’aurait pas connues si on l’avait fait à nos frais. Nous, c’est par tranche comme ça, donc pendant une dizaine d’années on a beaucoup voyagé. L’appartement par contre a toujours euh… Moi je change tout le temps dans l’appartement, tous les dix ans tout change hein : les couleurs, les trucs, les sols les meubles, tout change. Et après, mon mari était malade donc j’ai vécu plus dans mon appartement. J’étais partie du matin au soir, je n’y étais là que le week-end, mais malgré tout j’ai toujours attaché de l’importance à mon appartement. Parce que c’est l’endroit où on se sent bien. À partir du moment où on peut plus trop bouger — là on peut plus aller au cinéma, on allait très souvent au cinéma : on peut plus avec son oxygène… — donc j’ai attaché de l’importance à mon appartement. Bon, il n’est pas encore tout à fait comme je veux, ça va bientôt être fini, mais je me suis dit : « je vais m’approprier cet appartement de façon à ce qu’on soit bien, a ce qu’on ait le ressenti qui nous convient, et qu’on ait envie de rentrer à la maison ». Je n’avais pas envie de rentrer chez moi, quand je sortais du métro et que je voyais cet immeuble ça me glaçait le sang. Donc, j’ai fait en sorte que mon appartement, mon balcon… Tous les gens passent et ils me disent « Oh, il est beau » mais non : c’est parce que je me sens bien, j’aime bien les fleurs… Mon mari me dit : « tu fais ça pour épater les gens ». Non, j’épate personne, j’fais ça pour me sentir bien. Maintenant, j’ai ma terrasse, mes fleurs… J’ai l’impression d’être dans une maison. Vous vous levez le matin, en été, vous entendez les oiseaux, vous avez la verdure… Franchement je me sens très bien. Mon appartement, je l’ai fait à mon image et je m’y sens bien.


Z. Alors comment vous avez fait pour le décorer ?


C. Je regardais énormément toutes les émissions de déco, les magazines, et voilà : j’me suis fait ma maison. D’ailleurs vous n’avez peut-être pas vu le mur… Des têtes de mort ! [rires]. Voilà, c’est un peu particulier… Mais je dis pas à tout le monde que nos papiers peints sont des têtes de mort, parce que si les gens entendent ça ils vont dire « mais elle est pas bien » [rires]. J’ai commencé un petit peu… Après, Paris, j’adore Paris, donc j’ai mis Paris sur mes murs…


Z. C’est vous qui avez fait les travaux ?


C. Oui, c’est moi qui les ai faits.


L. Elle a tout fait : tout, tout, tout, tout.


C. Ah moi j’adore, moi la déco c’est ma passion [rires].


L. Regardez : la cuisine, elle a même peint la cuisine en noir, pour que ça fasse morbide. Elle était blanche, elle était bien en blanc.


C. Jaime beaucoup le noir [rires]. Je me sens bien quand il n'y a pas trop de lumière, pas trop de… Je me sens bien.


Z. Et est-ce qu’il y a des objets ou des meubles dans cette maison qui témoignent de la vie dans cette cité?


C. Non. Je ne me plais pas dans le quartier mais je me plais dans ma maison. La seule chose que j’aime c’est que le métro soit à ma porte et que je puisse aller partout vite mais… Moi j’aime ce petit coin là, le quartier : juste ce coin-là.



Z. Une question un peu abstraite : est-ce que vous considérez vivre en banlieue ; et si c’est le cas, qu’est-ce que c’est la banlieue, pour vous ?


C. C’est justement là que le bât blesse avec Lucien. Parce que lui, quand vous l’écoutez, il vit « dans une cité en banlieue ». Quand vous l’entendez parler c’est toujours « dans la cité ». Pour moi j’habite dans un appartement : c’est comme si j’habitais Paris ou… Je ne me sens pas spécialement vivre en banlieue… Ayant le métro à coté, le 19e juste à côté, pour moi, je suis dans mon appartement c’est tout. Je ne m’estime pas en banlieue. Non, moi non. Lui, lui il s’estime en banlieue, dans une cité en banlieue — le mot cité, vous l’entendez tout le temps dans son vocabulaire.


L. Oui c’est vrai, elle a raison, parce que pour moi… J’aime pas mettre la barre trop haut, donc je suis… Je vis dans mon appartement, mais mon appartement est situé dans une cité.


C. Non, je n’ai pas l’impression d’habiter dans une cité de banlieue, on est quand même très proche de Paris.


L. Pour moi c’est une cité ici : j’habite dans une cité.


C. Oui mais c’est peut-être le fait qu’il y ait vécu, qu’il y soit presque né, qu’il y soit… Moi je ne suis pas née ici, je ne suis pas née dans le même contexte…


L. Quand j’étais petit, quand je suis né, j’habitais dans un « appartement ». Un grand appartement où on montait avec des marches casse-gueule et y’avait du charbon, pour se chauffer.


T. Et à quelqu’un qui connaîtrait pas cette cité, vous la décririez comment ?


L. C’est une cité où tu trouves pratiquement tout, des commerces, une école — bon, ce n’est qu’une école maternelle mais… —, il y a une école aussi, une école primaire, et pas loin une école secondaire. Elle est bordée d’un stade qui occupe pas mal de jeunes d’Aubervilliers. Voilà, on a pas tout, mais on a le principal. Il nous manque juste la piscine olympique [rires].


T. Et les couleurs ?


L. Alors les couleurs par contre ça laisse à désirer parce que…


C. [rires] Y’a pas d’couleurs.


L. Notre cité des 800, ça laisse à désirer. J’aurais aimé un ton bleu, vert, orange, pourquoi pas... Appeler les bâtiments par leur couleur, ça aurait pas été mal, ça... J’suis un beau parleur quand même hein ?


Z. Est-ce que vous avez souvenir de petites histoires du temps passé ?

L. À part le cambriolage qu’on a connu en 95, où j’ai attrapé les deux malfrats… [rires]


C. Il y avait une famille en bas, les mômes étaient un peu livrés à eux même - mais c’était pas comme maintenant, c’est pas des enfants qui faisaient n’importe quoi — : ils étaient assis, ils jouaient aux cartes, et une amie à moi venait des fois et… [rires]. Un jour ils jouaient au poker les mômes et — ils étaient petits hein - elle arrive et elle était habillée en blanc. Et elle dit « bonjour les enfants », donc ils commencent à la regarder l’air de dire « d’où elle sort celle-ci » ; « vous êtes en train de jouer à quoi, à la belotte ? » et les mômes : « on est en train de ’jouer au poker, t’as rien compris toi ». Oh, et après [rires] chaque fois qu’ils la voyaient ils se moquaient d’elle et tout mais c’était, dans le quartier c’était unique.


L. Oh et le chat qu’était en chasse…


C. Ce chat il était pas en chasse, il voulait tout le temps entrer chez moi. Tout le temps il venait sur les fenêtres, parce qu’à l’époque, j’avais une minette et il voulait venir chez moi. Et mon amie, qui le coursait — alors, elle le chassait — et après elle descendait dehors avec une casserole d’eau, elle le coursait, et les gens la regardaient… Qu’est-ce qu’on riait. Ils se moquaient d’elle, comme ça, mais c’était pas des insultes : maintenant elle se ferait traiter de… Là c’était très très amusant à cette époque-là.

Entretien : Marie-Hélène Baquet & Carlos Semedo

par Youssef Belgmhaidi

Pourriez-vous rappeler à nos lecteurs votre rôle au sein du projet de réhabilitation de la cité Emile Dubois ?


Marie-Hélène Baquet; : J'étais l'architecte urbaniste municipal. À l'époque, j'avais fait mon diplôme d'architecture sur la réhabilitation et on travaillait pour la Ville. J'étais chargée de suivre son projet avec Patrice Lutier, architecte à l'office HLM à l'époque.


Carlos Semedo : J'étais directeur d'une association créée pour accompagner le processus de réhabilitation, qui s'appelait Vivre au Monfort. J'étais sur la partie animation de la vie sociale, concertation, lien aux politiques... La réhabilitation était menée par le bailleur, l’OPHLM, qui voulait rénover ce bâtiment vétuste, à l'abandon, avec des problèmes sociaux liés aux personnes. La Ville d'Aubervilliers était intéressée par le rattachement de ce quartier qui était ressenti comme mis à l’écart, surtout depuis la création de la Maladrerie. La fracture a été accentuée entre ces quartiers, entre un quartier neuf qui provoquait l'intérêt des couches moyennes et Émile Dubois qui était un territoire de passage entre la Maladrerie et le métro. D'où la volonté d'Aubervilliers d'intervenir. Marie-Hélène avait un rôle capital pour concevoir les façons de créer des liens, des imbrications pour que les quartiers forment une ville, une commune unie plutôt que des zones fragmentées. Patrice Lutier représentait l’équipe opérationnelle de l'OPHLM. Ainsi, en plus des instances de représentation comprenant les élus, le maire, le président de l’OPHLM, nous constituions l’équipe opérationnelle. La dream team avec Patrice Lutier qui faisait le lien avec les services d'offices et la coordination de l'équipe d'architecte.


Les réunions organisées pour recueillir les avis, ressentis et projections des habitants constituaient-elles une rupture avec les précédents projets de réhabilitation ?


M-H Baquet; : Il n’y avait pas de précédent projet de réhabilitation. C'était le tout début du parc social, qui est très récent en France. Le plus ancien qui date du début du siècle a attendu longtemps pour être réhabilité. À l'époque, il y avait une discussion sur la démolition des grands ensembles. Au début des années 1990, il y a eu de grands débats autour de s'il fallait démolir ou non. Le fait de dire qu'on ne démolit pas pour travailler avec les habitants était à contrepied des tendances de rénovation plus brutales. L'idée de participation était neuve, porté par tout un courant autour des politiques de la ville et d'expérimentations à partir de 1983-1984. Dans les pratiques à Auber, c'était quelque chose d'assez nouveau qui correspondait à une forte demande des habitants.


C'est ce que j'ai pu constater en lisant les archives de la revue de Vivre au Monfort dans lesquels figurent de nombreuses doléances des habitants. Spécifiquement, un texte émanant de jeunes a attiré mon attention, une façon d'affirmer leur volonté de ne pas être mis de côté du processus de concertation. Avez-vous constaté une part significative de jeunes durant les réunions entre les habitants ?


C. Semedo : On avait une ancienne station service avec un atelier où se rassemblaient essentiellement des jeunes. Ça s'appelait SOS Bricolage, un lieu d'apprentissage des petites réparations à faire chez soi et c'étaient des jeunes qui intervenaient notamment chez des personnes âgées qui n'avaient pas la force, la capacité ou l'argent d'intervenir eux-mêmes. C'est quelque chose d'assez banal aujourd'hui, au sein des régies de quartier mais avant ça n'existait pas. À plusieurs endroits, on a mené un travail pionnier, au début des années 80. Rien que le fait d'associer les habitants au choix, on ne connaissait pas d'autres exemples en Île de France. On s'inspirait de choses qui venaient de Roubaix, caractérisées par des moments d'autogestion de quartier. C'était exceptionnel, très ponctuel et avec peu de moyens. On a voulu s'en inspirer pour mobiliser les habitants, à titre individuel par rapport à leurs logements spécifiques mais aussi à titre social, avec les associations, les pôles d'animation pour les intéresser à la cité Émile Dubois dans sa globalité. Les institutions étaient là mais elles tournaient le dos à la cité. Comme l'école par exemple. Deux mondes se croisaient qui ne savaient rien l'un de l'autre. Quand on venait d’Émile Dubois, on disait er qu'on venait de la Maladrerie, sans qu'il y ait de contacts entre ces deux aires. Le maillage était donc nécessaire à construire, même si on avait peu de moyens. Il n'y avait pas les financements de la ville qu'on peut trouver aujourd'hui. On est allé chercher des financements non prévus pour la concertation et les réinjecter dans la consultation des habitants en sachant que ça allait ralentir les décisions, au grand dam des décideurs. On prenait aussi le risque de se retrouver en porte-à-faux avec les habitants.


Dans quelle mesure diriez-vous que le projet a répondu aux attentes initiales ?


M-H Baquet; : Il y a eu une vraie dynamique sociale. La vraie question tourne autour de la pérennité de cette dynamique. Il y avait une envie des élus mais aussi une frilosité. Il fallait affronter aussi des tensions et des difficultés pour aller aussi loin qu'on le voulait. En matière de projet urbain, une partie seulement a été réalisée. Notamment les projets de construction, des choses qui ne découlaient pas de l'esprit du projet. On avait pensé un projet qui se déploie dans le temps, notamment en termes de réhabilitation et de transformation des logements, qui n'étaient que des petits F3. Il s'agissait pour certains d'entre eux d'en faire des logements plus grands. Une transformation sociale aurait été induite et mais ça n'a pas été poursuivi. Il n'y avait pas une vraie volonté des élus d'aller au bout. C'est ni tout blanc ni tout noir. Il y a eu une réflexion sur la vie associative mais ça n'a pas été repris par l'Office HLM comme une nouvelle façon de gérer son patrimoine


C. Semedo : Quand on fait une demande de logement au parc social, vous pouviez énumérer différents choix en fonction de vos priorités géographiques. Ça ne voulait pas dire que vous vous y retrouviez nécessairement mais en tout cas, on pouvait signaler ses priorités. Émile Dubois était exclue de toutes les demandes, personne ne demandait à y aller au début. Quand on y est arrivé, c'était la « cité poubelle », une image dégradée pour la population mais aussi ses habitants qui intériorisaient l'infériorité supposée de leur ville. Au bout de 4-5 ans de travail, aux alentours de 1987-1988, on commençait a voir Émile Dubois parmi les trois lieux demandés. La cité commençait a être réintégrée dans les standards de normalité locaux. Du point de vue de l'impact des pratiques municipales, quelque chose d'important s'est passé : vers la fin de l'intervention à Émile Dubois, on avait travaillé sur la formation des cadres d'associations. Pendant un an, on avait un programme de formation hebdomadaire pour faire intervenir des urbanistes, architectes, sociologues, décideurs et ces rencontres étaient proposées à tous les représentants associatifs. Au bout de l'année, à la dissolution de l'association Vivre au Monfort, vu que la mission était achevée, on a pas que fait dissoudre : on a créé le premier conseil de quartier d'Aubervilliers, et un comité de fête permanent avec des gens et d' Émile Dubois et de la Maladrerie. L'action n'était plus cloisonnée selon les quartiers. Ils étaient unis grâce à une vraie vie associative, citoyenne et politique parce que le conseil de quartier intervenait pour les questions d'aménagement, un regard sur les espaces extérieurs, la vie de quartier. Un an après, il y au des élections municipales et une des décisions de la nouvelle équipe a été de créer un secteur « Démocratie locale, vie de quartier, vie associative » avec un maire adjoint en charge de cela. L'expérience menée au Monfort a permis de crédibiliser l'idée de consulter les habitants en permanence. Est-ce qu'on le fait tout le temps ? Pas forcément mais les faits d'annonce, de la transition d'une expérience de quartier à l'échelle de la commune et une instance municipale pour le piloter ont été créés. Le secteur « Démocratie locale, vie de quartier » existe toujours. 


Vous avez mentionné une transformation sociale qui serait survenue si le projet avait été entièrement mené à bout. Quelle est la nature spécifique de cette transformation ?


M-H Baquet; : Une transformation de la typologie. Beaucoup de familles vivaient dans des appartements très petits. On avait des familles vieillissantes, des jeunes couples. Il ne s'agissait pas de créer une mixité sociale comme on l'entend habituellement, il n'y avait pas cette dimension. Avoir des logements différents permet d’accueillir des types de famille différents et donc vivifier la cité, avoir des enfants. Aujourd'hui, il ne doit plus y avoir beaucoup de jeunes a Émile Dubois. Pour que la cité continue d'attirer d'autres habitants, il fallait une diversité de logement mais aussi qu'on puisse bouger dans la cité. Avant, c'était impossible.


Vous tenez-vous encore au courant de ce qui se passe à Émile Dubois, notamment par rapport aux récents projets de rénovation ?


M-H Baquet; : Je suis en effet le projet de loin mais avec une équipe de chercheurs, j'ai continué à travailler sur Émile Dubois et la Maladrerie sur un programme de recherche participatif avec des jeunes. Le projet n'est pas centré sur la rénovation urbaine. Il s'agit de savoir quelle est l’expérience d'un jeune dans un quartier populaire, et ça inclut Émile Dubois et la Maladrerie.


Ce projet a t-il une optique plutôt urbanistique, plutôt sociologique, les deux en même temps ?


M-H Baquet; : L'idée est de regarder quelle est la place des jeunes et comment ils se projettent dans un espace social mais aussi un espace urbain. C'est un travail participatif pour produire de la recherche avec les jeunes. On a travaillé dans 10 quartiers, les jeunes ont produit des vidéos au sujet de leurs quartiers et leurs vies en leur sein. Des thèmes très différents comme l'engagement politique, les rapports entre les genres. Le but est qu'ils aient des outils pour penser leur situation, penser leur ville, leur place dans la société de façon critique avec l'idée que travailler sur les jeunes, c'est travailler sur l’évolution des questions puisqu’ils sont porteurs d'une partie des transformations. Des thèmes, il y en a plusieurs. On voulait travailler sur les idées reçues et les déconstruire avec les jeunes. Il y a cette idée selon laquelle les jeunes des quartiers populaires ne s'intéressent pas à la politique, et on a organisé une conférence avec eux au campus Condorcet. Les jeunes sont engagés, c'est juste que les formes d'engagement changent (par exemple, ça ne s'effectue pas forcément dans des partis ou des syndicats). Des mobilisations ponctuelles aussi. Dans notre échantillon de 100, 5 jeunes ont fini élus locaux. Travailler sur les filles et les garçons peut être compliqué parce qu'on a des images très schématiques sur les questions de genre en banlieues. Il y a des inégalités mais on perçoit aussi que les jeunes sont socialisés dans des rapports de genre. Comme tous les jeunes toutes classes sociales confondues, ces rapports de genre peuvent prendre des formes différentes mais contrairement à ce qu'on peut lire, les filles ont souvent plus d'outils pour négocier leur identité que les hommes pour lesquels elle est plus naturalisée et cloisonnante.


Pensez-vous qu'on devrait davantage appuyer les programmes de rénovation sur ces recherches et modeler les politiques de rénovation autour de leurs résultats?

M-H Baquet;: De façon générale oui. Les fortes limites de la rénovation depuis les années 2000, ce sont les habitants. La rénovation se fait souvent contre eux. Notamment quand on a l'idée de démolir et repousser une population ailleurs, avec une repolarisation de postes de pauvreté. Il faut travailler avec les habitants, on le sait depuis longtemps. La question est de savoir comment. Quels moyens peut-on se donner ? Comment les intègre-t-on dans le processus de fabrication de projet ? Des extensions ont été ajoutées au logement par exemple et on en avait discuté famille par famille, on avait des réunions cage d'escalier par cage d'escalier. On travaillait aussi aux côtés de la dynamique sociale, avec des nouveaux leaders associatifs qui émergeaient.


C.Semedo : On s’est heurté au principe de l'égalité des HLM. Les appartements sont fabriqués sur un moule et sont tous identiques. C'était un sujet tabou : quand le locataire fait des travaux dans son logement, même si ce sont des améliorations, le bailleur peut les accepter mais peut aussi demander au locataire de tout remettre comme il l'a trouvé. C'est l'intangibilité du logement social. Les appartements ne doivent pas être différenciés parce que ca créerait des inégalités. C'est une conception affligeante de l'inégalité sachant que toutes les familles ont des besoins et pratiques différentes. Au bout du compte, l’appartement est une abstraction, car il ne convient à personne. Il est censé convenir au locataire moyen, qui n'existe pas. Je me demande si des gens essaient de différencier les travaux d'intervention appartement par appartement selon les volontés des familles, sans devenir propriétaire. Rompre ce tabou, même pour le bailleur, c'était un casse-tête. Comment admettre que nos appartements sont tous différents ? Il y a des architectes qui ont fait de ça leurs interventions privilégiées, en créant par exemple des « bow windows » pour agrandir les appartements, faire disparaître des logements pour en agrandir d'autres. La logique d'adaptation des logements aux familles a été poussée assez loin. Dans les années 1950, quand ces appartements ont été créés, c'était difficile.


Actuellement, arrive-t-on à dissiper ce tabou et affronter le problème qu'il dissimule ?


C.Semedo  : Je ne sais pas. À la Maladrerie, ce sont des logements sociaux mais sont tous différents, le pivotage autour des structures basiques différencie les appartements sans que ça pose de problèmes. Hormis peut-être des problèmes d'ordre intellectuel.

Quel genre de problèmes ?


C.Semedo  : L'utilisation d'angles de 30 degrés par exemple. À Émile Dubois, tout est droit, carré ou rectangulaire. À la Maladrerie en revanche, les pièces sont biscornues, ce qui oblige de considérer et penser les pièces autrement. Émile Dubois a été construite dans une logique d'après-guerre, dans une certaine immédiateté, il fallait beaucoup loger à moindres coûts.


M-H Baquet; : C'est ce qu'on appelait «une cité million». Chaque logement coûtait 1 million de franc, peu à l'époque. Émile Dubois a été construite en 1957. On trouve les mêmes bâtiments dans d'autre quartiers, notamment porte de St-Ouen. C'est une architechture industrialisée simple. Effectivement, cette idée d'un logement qui correspondait à une famille moyenne, un homme moyen, était portée par tout un courant de l'architecture moderne, notamment le Corbusier et son Modulor. Il faut que ce soit fonctionnel et ça renvoie à une abstraction où les individus et modes de vies ne sont qu'abstraits. Une cité comme Émile Dubois, c'est une dérive de cela avec l'industrialisation. La Maladrerie était portée par une architecture plus moderne, plus critique, permettant de mettre en avant la différence d'appropration du logement. Même les espaces de nature sont très différents entre la Maladrerie et Émile Dubois.


Après la réhabilitation, les loyers ont-ils significativement augmenté ?


C. Semedo : Il a y eu une augmentation mais c'était compensé parce qu’entre-temps, les demandes de financement du logement social avaient changé. On n’aidait plus la construction mais les personnes. On a travaillé famille par famille en prenant en compte toutes les allocations ainsi que les dimensions de l'appartement.


Globalement, les habitants d'avant la réhabilitation ont-ils pu rester ?


C. Semedo : L'objectif était de nous engager, de faire en sorte que personne ne quitte la cité à cause des loyers. On voulait que les départs ne tiennent qu'à des mutations internes selon les besoins de la famille. Ça a été respecté jusqu'au bout. Il y avait une personne à l'office HLM qui travaillait sur chaque dossier, suivait chaque famille, épluchait tous les revenus pour s'assurer que ça puisse passer. Quand on fait du travail individuel famille par famille, on y arrive. Si on fait des généralités, on passe à côté de tout.


Si vous deviez conseiller les projets de rénovation actuels, vous suggériez de faire du cas par cas, consulter chaque famille pour chaque opération ?


C. Semedo : Moi je ne suis pas technicien. On a des outils informatiques, les gens peuvent rentrer des données sur des applications. On peut avoir des concertations plus efficaces en termes de résultats numériques. Ça fait l'économie des rencontres entre les personnes, des polémiques, les colères les réclamations, mais ce serait dommage de lisser la vie sociale par l'informatique et le numérique. Les outils sont utiles mais il faudrait modérer. Il faut maintenir le contact humain, les contradictions, ne pas évacuer le conflit. Ne pas technocratiser la vie sociale finalement.

Entretien avec Patrick Bouchain

par Youssef Belgmhaidi

L'urbanisme est un champ de recherche et d'action vaste et complexe, traversés par de nombreux courants souvent contradictoires. Pourriez-vous définir votre conception de l'urbanisme.


Pour moi, l'urbanisme est l'expression politique d'une société et devrait se faire dans la vie courante dans une vie démocratique, à savoir tous les jours. Je pense que l'urbanisme a été considéré comme une science, comme une profession essentiellement capable, comme la sociologie est capable d'analyser les comportements sociaux, de regarder et de projeter. On a remarqué que cette projection ne correspond pas à ce qui est attendu. Le temps de réalisation de ce qui est projeté est souvent un temps tellement long que souvent, quand la chose se fait, elle ne correspond plus à l'attente. Il n'y a pas d'urbanisme théorique, futuriste qui projetterait immédiatement un monde idéal


Je me suis rapidement rendu compte que ce temps long est inutilisé par les habitants et les élus. Certaines opérations d'urbanisme s'étendent sur plusieurs générations. Il y a des gens qui vivent dans des espaces, des villes nouvelles qui constituent des projections dont ils ne verront jamais la réalisation. Les techniciens réclament un temps long d'aménagement mais la vie démocratique est entre-temps suspendue. Pourtant, l'habitant a un avis concret sur l'urbanisme, en vertu d'une participation vivante et active. Pour cause, il est confronté tous les jours à des problèmes de logement, de transport, de chômage.


Quand on fait des fouilles archéologiques pour savoir comment les gens vivaient, ce sont des fouilles urbanistiques. La construction et la modification du paysage par l'homme est la trace de sa culture. Il est vrai que l'archéologie laisse beaucoup de place à l'imagination et la subjectivité mais ce qu'on découvre sont des éléments ancrés qui définissent les sociétés. Je me demande quelle analyse feront les archéologues de l'an 3000 de notre population. Ils verront des infrastructures, des objets construits déliés les uns des autres. Ils comprendraient peut-être que certains étaient affectés au travail, au loisir, au logement mais en tout cas, ils verraient l'expression d'une société disloquée.


J'ai travaillé sur la concordance des temps qui fait que non seulement on produit des choses disloquées, mais celles-ci ne sont pas en concordance de temps. Le temps de la ville qui se construit ne correspond pas à la vie démocratique. Par exemple, le mandat électoral est court par rapport au temps de la construction donc on peut dire que les élus se repassent les décisions et peuvent se contredire entre eux. Les choses ne sont pas exécutées comme on les décide. Autre discordance : le temps de la vie. On peut être jeune adolescent, on peut ensuite vivre en famille, en couple, en célibataire. On peut être chômeur, travailleur, employé donc ces temps. Les vies des habitants changent continuellement, souvent en discordance avec le temps de l'aménagement de la vile. Cela peut créer une défiance face à la position d'élu, alors que les gens pourraient prendre des mandats pour faire des choses qui les concernent.


Vous avez toujours été opposé aux démolitions, au profit de réhabilitations menées en co-construction. Pouvez-vous nous expliquer en quoi la rénovation par la démolition est un miroir aux alouettes?


Comme les défauts architecturaux et urbanistiques sont immédiatement considérés comme des échecs gênants, certains élus réclament la modification, la suppression, la négation. On préfère détruire plutôt que d'analyser la raison pour laquelle la réhabilitation ne fonctionne pas. On dit qu'il faut détruire parce que le logement est insalubre ou consomme trop d'énergie. Ce sont des faux arguments. Pourquoi ne rappelle-t-on pas que les gens qui habitent les logements sociaux sont des ouvriers ou des gens issus de l'immigration, souvent dans la construction ou enfants de constructeurs ? Démolir reviendrait à détruire l'histoire de cette migration, de cette intégration. En détruisant, on repousse le problème, on ne le règle pas.


Contrairement à ce qu'on dit, les logements sont de bonne qualité, meilleurs que des bidonvilles en tout cas, et la destruction coûte plus cher que la réparation ou que le don. On pourrait considérer que les logements ont été amortis grâce aux loyers des habitants et qu'ils deviendraient alors une propriété sociale, pour faire du logement social un grand ensemble, avec une responsabilité d'habiter, transmise aux enfants de façon régulière (et pas clandestine du fait de l'illégalité de la cession de logement). On pourrait faire de même pour les galeries commerciales anciennes : on les détruit alors qu'on pourrait en faire de vrais lieux d’appropriation pour les gens qui ne peuvent pas payer de loyer pour leurs activités. Enfin, on pourrait reprendre la main sur les espaces verts au pied des immeubles, faire en sorte qu'ils ne limitent plus à de simples éléments de décor mais plutôt des espaces communs réaffectés. On critiquait beaucoup les jeunes pendant le confinement au début de la pandémie de Covid-19, en disant qu'ils étaient irresponsables. Ce problème n'existerait plus s'il y avait des espaces extérieurs au logement, requalifiés comme un véritable extérieur appartenant à l'appartement, au même titre que les jardins de maisons bourgeoises.


La rénovation par la démolition est une énième procédure pour faire oublier l'horreur, non des gens qui habitent, mais du processus qui ne fait qu'augmenter la pauvreté, la discrimination et la pollution. Ce qu'on ne sait pas, c'est que ce sont les déchets du bâtiment qui encombrent le plus les déchetteries. Il y a un énorme coût environnemental pour les déchets du bâtiment : on jette une matière créée, on la relègue dans une fosse et on reproduit de la matière prétendument positive en matière de bilan écologique. Les habitants veulent habiter des logements sociaux, même s'ils peuvent être des logements de caserne. Ce qui peut sauver contre la discrimination sociale, c'est garder les logements sociaux et cesser de les détruire. Détruire c'est négatif, construire c'est positif, réparer c'est nécessaire.



Comment pourrait-on avancer vers une définition de l'environnement et de l'espace par ses premiers occupants ? Comment peut-on éviter de davantage s'enfoncer dans une conception de l'urbanisme hors-sol, aveugle face aux problématiques auxquelles font face les habitants ?


Dès la crise pétrolière de 1973, on s'est rendu compte des problèmes : des dysfonctionnements techniques, de chauffage, les logements inadaptés aux familles et à leurs besoins, des jeunes travailleurs également. On avait des adolescents qui ne trouvaient pas de travail, des couples qui divorçaient, des orientations sexuelles nouvellement assumées au grand jour. Comment peut-on reconnaître que la société change tout en continuant de construire des logements autour d'un modèle familial unique ? On pourrait très bien garder ce qu'on a et réfléchir à comment remodeler les choses. Si on laissait les gens imaginer en leur donnant les moyens ou le cadre pour le faire eux-mêmes, peut être se rendrait-on compte que trois appartements peuvent donner deux appartements et un lieu partagé. On peut penser une meilleure utilisation de l'espace.


On peut également valoriser le travail au sein du logement social, dans l'immeuble qui n'a servi qu'à l'habitation. Pourquoi ne serait-ce pas envisageable alors qu'on fait la promotion du co-working dans les sphères socio-professionnelles aisées ? Il faut changer la loi, considérer que l'appartement financé avec un crédit pour le logement, a été remboursé par la population qui paie son loyer. Il devrait aujourd'hui être libre d'usage. Aujourd'hui, avec le Covid-19, on présente le télétravail comme une panacée. Certains pourront devenir autoentrepreneur mais en l'état, ce ne sera pas le cas des gens qui habitent en logement social. On a le droit de travailler chez soi, les écrivains le font, les journalistes aussi. Pourtant, l'office HLM mettrait dehors tout travailleur qui en ferait autant dans un logement social, alors qu'il a justement obtenu ce logement du fait de ses conditions matérielles.

Pour ma part, sur une échelle supérieure, je défendrais des unités décentralisées de gestion de logement social. On redescendrait des institutions au sommet avec des délégations contrôlées, une autonomie démocratique et peut-être retrouverait-on un temps démocratique avec le loisir, le travail, le logement et un véritable art de vivre. Nous vivons dans une société criminogène. Au mieux, tout est fait pour faire de nous soit des employés de bureau soit des ouvriers. Il faut une décentralisation pour donner la liberté impliquée par la démocratie. C'est cela l'urbanisme, tout le reste c’est de la planification qui ne marche pas. Ce qui est planifié arrive rarement.


Je me rappelle d'une de vos interventions au sujet du projet EuropaCity il y a quelques années. Vous aviez déclaré : « on est dans un monde empli de savoir, vide de compréhension ». À quoi imputez-vous l'absence de prise en compte de ces paramètres par les pouvoirs publics ? S'agit-il d'ignorance ou d'indifférence ? Si on a la possibilité de mener des aménagements du territoire aux côtés des habitants, si on a les outils pour appréhender les paramètres sociaux les plus complexes, pourquoi ne le faisons-nous pas ?


Il y a doit y avoir une peur, inhérente à la liberté. Au lieu de faire confiance, il y a défiance, qui se justifie par la nécessité constante de spécialistes, du fait de la supposée complexité du monde. Néanmoins, si les choses complexes sont spécialisées au point qu'elles deviennent étanches, on atteint le vide de compréhension. Pourquoi prétendons-nous lutter contre le réchauffement climatique si dans le même temps, nous continuons à donner une aide aux constructeurs automobiles ? On dit qu'on s'occupe du social et de l'environnement et on donne une aide à un constructeur automobile qui supprime 5000 emplois dans la même semaine. C'est incohérent.


Il faut réunir ce qui a été séparé pour comprendre la séparation. On pourrait retrouver une économie plus sociale, plus solidaire. L'économie marchande ne produit pas d'emploi. Pour EuropaCity, on disait qu'il y aurait 600 emplois créés mais combien allaient être détruits ?


Il faut une spécialité de la globalité, une spécialité de la transversalité. Il faut impérativement consulter la population, qui a nécessairement un point de vue sur l'économie, qui sait ce que c'est la dette et la créance. Les lieux de la démocratie sont nombreux, des rues aux transports en commun. La démocratie doit comprendre la délégation de la confiance mais aussi le retour de cette délégation pour inclure la population. Il faut rétablir la confiance et l'initiative, faire comprendre que la démocratie est là pour contrôler ce qui est donné et rendu. Quand on parle d'initiative, on ne parle de start-up disruptive. On parle de rétablir l'imagination populaire.


Entretien : Laure Gayet de l'association Approches !

par Youssef Belgmhaidi

Bonjour Laure. Merci d’avoir accepté de vous entretenir avec moi. Pourriez-vous vous présenter et me parler en détails d’Approches ! ?


Je viens du milieu artistique. J’ai commencé l’étude-action il y a une dizaine d’années dans des résidences d'artistes territorialisées. On commençait à y observer de nombreux usages de l’art avec plein d'outils différents, allant de cartographies sensibles aux portraits vidéos d'habitants. Aujourd'hui, toutes ces choses sont relativement classiques.


Avec les outils de concertation avec les habitants, on peut déplacer la façon dont on s'adresse à eux pour libérer la parole et raconter leurs vies. En réalisant ces résidences, je voulais faire un pas de plus. On faisait des restitutions mais il n'y avait pas de maîtrise d'ouvrage ou d'art. C’est pour cela que je me suis dirigée vers un master d'urbanisme à Sciences Po, où j’ai rencontré ma collaboratrice avec qui j’ai créé l’atelier Approches !. On a partagé le constat selon lequel le levier artistique permet de créer des temps forts, du lien mais que le soufflé finit par retomber si on ne le réactive pas sur le long terme.


C’est ainsi qu’Approches ! a été créé en 2015 avec une démarche urbaniste : on mène des études urbaines et on crée du lien avec les habitants, notamment en testant sur le terrain les scénarios d'aménagement pour alimenter le projet urbain sur des sujets précis. On travaille avec une équipe d'urbanistes, O’zone, qui ont fait le plan guide sur le projet de rénovation urbaine d’Emile Dubois.


On a décidé de développer une action de terrain pour produire des études-actions. Ces façons différentes de faire de la ville, c'est une matière à réfléchir sur les pratiques des urbanistes et tirer des enseignements, pas de la recherche au sens universitaire, mais pour une évolution des pratiques professionnelles. En 2015, on a monté l’exposition Co-urbanisme, pour décortiquer les avancées du point de vue de la collaboration, soit entre professionnels, soit avec les habitants. Aujourd’hui, notre nouveau sujet de réflexion tourne autour de la question suivante : comment évaluer l'impact social produit par des démarches comme les nôtres (à savoir l'urbanisme transitoire et les tests dans l’espace)? Qu'est-ce que ca apporte aux habitants, en matière d'insertion par exemple mais aussi au niveau de la méthode du projet d'aménagement ? Sont-ils mieux programmés ?


Pourriez-vous davantage me parler de votre action au niveau de la cité Emile Dubois ?


On a fonctionné de façon empirique. Quand on a créé l'atelier d'urbanisme, on voulait nouer un lien de proximité avec les habitants. En discutant avec les services de la ville, dans le quartier de la Maladrerie, celui-ci était bien pourvu en matière de tissu associatif (le quartier ayant été créé sur des principes très humanistes). Ce n’était pas véritablement le cas d’Emile Dubois, le tissu social y étant peu structuré, seulement sur le projet de rénovation. Nous sommes directement allées voir la ville, spécifiquement Plaine Commune, qui nous a ensuite orienté vers le quartier.


Le quartier est d'une grande tristesse alors qu'il y a un potentiel de parc paysager riche. On s'est dit qu'il y avait une place qui fait couture entre Emile Dubois et la Maladrerie : le parvis devant l'école. On a commencé empiriquement avec des interventions à petites équipes sur ce petit espace. On a fait des petits mobiliers avec une fresque, en testant aussi des jardineries. Tout cela avait pour but d’entrer dans le quartier et établir un lien.


Nous sommes urbanistes mais pas constructrices, on a cherché des financements et des partenariats et nous avons gardé les mêmes partenaires depuis le début : le contrat de ville, le financement de l'Etat pour les QPV, Plaine Commune pour la maîtrise d'ouvrage du projet urbain et l'office HLM, le propriétaire foncier principal). Ce qui nous intéressait, c’était de préparer la mobilisation des habitants. On a fait des balades pour raconter le projet, des dispositifs un peu ludiques pour raconter ce que c’est qu’un projet urbain. On a créé une carte en volume du quartier pour dialoguer avec les habitants, les adultes avec également des interventions dans les écoles. On les interrogeait sur leurs cheminements habituels, leurs endroits favoris. Sur cette base, on a produit un premier diagnostic des usages à l'échelle de l'habitant. Cette matière a été utile quand l'équipe d'urbanistes a été sélectionnée parce que pour faire un plan guide, il y a énormément de questions techniques (notamment les questions de bâti) que l'urbaniste a besoin de saisir. C’est un niveau de connaissance intermédiaire qui est rarement pris en compte.


O’zone ce sont des architectes et urbanistes très sensibles, valorisant l'existant pour démolir au minimum. Le projet n'a pas encore été validé politiquement mais quelques démolitions sont prévues à Emile Dubois (avec le relatif assentiment des habitants). Chaque année, on identifie un besoin sur lequel intervenir. Par exemple, un jeu commun pour les jeunes a été produit. On a aussi construit un abri devant les écoles parce que les parents (souvent les mamans) ont rarement d’assises pour pouvoir attendre.. L'année suivante, on a pas mal discuté avec certains jeunes mécontents exprimant leur besoin de faire du sport, ce qui a mené à l'installation d’une barre de traction. On a également fait un travail pour dessiner des agrès sportifs qui répondent aux besoins exprimés. Normalement, quand un mobilier urbain est installé, on se réfère à un catalogue, qui est le même pour tout le monde. En l’occurrence,on a fait en sorte de faire de jolies choses spécifiquement conçues pour le quartier, avec des designers comme Matteo Garcia, et on a choisi des couleurs pastels pour changer les habitudes. On voulait éviter les marqueurs de genre trop forts, afin de favoriser l’inclusivité, notamment au regard des femmes.


En 2016, dans l'optique de l'étude-action, on a fait une étude de genre de l'espace public, sur les modes de circulation et d'occupation de l'espace. Évidemment, il y avait des pratiques différenciées. On a remarqué qu’il y a des endroits que les femmes évitent, notamment les bars fréquentés par des hommes. En outre, les femmes se baladent avec une nuée d'enfants, toujours des sacs, un certain encombrement et le trottoir ne permet pas une circulation fluide. On a pu donc qualifier ces modalités de façon chiffrée et objective, avec des pourcentages indicatifs, qui caractérisent les différences d'usage.


Sur la base de l'objectif participatif, nous sommes parties de leurs besoins, en leur demandant comment elles pourraient davantage s’approprier l'espace public. Elles étaient plus ou moins d'accord sur la réunion en espaces intérieurs, pour s'organiser et avoir davantage de légitimité au niveau de la parole. On a récupéré un espace et des financements pour rénover une ancienne station-service, ce qui a mené à la création de l'Aquarium. La mobilisation du site a été longue, du fait de la crainte des habitants sur le fait d'être instrumentalisés mais pas à pas, le lien de confiance a été noué. La difficulté venait du voisinage, un homme notamment qui mettait de la glu dans la serrure, sans compter les effets de la crise sanitaire du Covid-19 et du premier confinement. Nous avons aujourd’hui un groupe assez fixe autour d'une dame qui donne des cours de couture ainsi que d’autres dames de la régie de quartier. Certaines étaient nerveuses mais parfois l'activité les occupait énormément. Aujourd’hui, il y a un équilibre entre les participantes, aussi bien les voisines que celles qui habitant ailleurs. On a également beaucoup d'ateliers notamment sur la question du soin, notamment à travers la couture. la couture. Finalement, les ateliers sont un prétexte pour se mobiliser et se réunir. Avant le confinement, les ateliers avaient lieu 3 fois par semaine.


Au fur et à mesure de ces tests, on a formalisé un plan guide d'espaces publics à co-construire avec les habitants et on repérait des espaces dans le quartier, avant le projet urbain, qui répondaient à des besoins. On a réalisé ce plan guide, en essayant de se demander ce qui viendrait en soutien des stratégies urbaines. On a donc créé un parcours signalétique pour reconnecter le quartier d’Emile Dubois aux deux quartiers attenants. Cette signalétique était destinée aux femmes, avec des figures féminines et des mots de bienvenue en diverses langues. Il s'agit notamment de se repérer la nuit et on travaille sur des tests d'ambiance lumineuse, pour que ce soit rassurant. Des tapis ont été placés, constitués de motifs multiculturels conçus avec les femmes du quartier.


Au long de notre démarche, nous avons vu que les femmes sont activement porteuses d'initiatives. Le problème, c'est qu'elles sont assaillies par des problèmes du quotidien, ce qui leur laisse moins de temps et de capacité d’agir.


Votre démarche vis-à-vis des femmes d’Emile Dubois, relève vraisemblablement d’une stratégie d'empowerment. Néanmoins, comment envisager l’empowerment d’une population donnée sans finir par plaquer sur elle des préjugés contre-productifs ?


On ne peut s'empêcher de plaquer des préjugés. On a fait face à la crispation des habitants et habitantes, méfiants face à une association qui pourrait potentiellement venir et partir une fois les objectifs remplis. Il faut accéder à la confiance des habitants et surtout, ne pas la trahir en désertant. On a eu des expériences ratées au début, ce qui permet de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.


En ce qui concerne les femmes, il a fallu énormément insister auprès de certaines d’entre elles. Il faut retourner les voir, tenter à nouveau de les mobiliser et elles finissent souvent par se montrer plus disponibles. Il s’agit de tester, de voir si l’on répond à un besoin et tant que ce n’est pas le cas, ça ne fonctionne pas. Il faut prendre en compte le fait qu’on leur demande d'être partie prenante d'un sujet colossal et transversal, sans compter qu’elles ont leurs vécus personnels, avec leurs problématiques, chez elles. Tout cela n’a donc rien de simple.


On a compris qu'il fallait répondre à un besoin imminent : se retrouver en intérieur, d’où l’atelier de couture. Il s’agit de réparer des choses du quotidien mais aussi se mobiliser dans un espace qui est le leur, avec d’autres personnes qui les comprennent. On ne peut pas mobiliser quelqu’un s’il n’y a pas une compréhension fine des situations. Elles ont beau se sentir très concernées, la mobilisation est toujours difficile à enclencher. C’est une vraie quête que de trouver les femmes et voir comment elles se sentent légitimes à intervenir.

Les arcanes du renouvellement urbain

par Valérie de Saint-Do

(audio : Microcosme Chapitre 2)

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